25 septembre 2016

Megan Abbott, "Avant que tout se brise" : de monstrueux prodiges

J'ai eu le plaisir de rencontrer, brièvement, Megan Abbott au festival America. J'ai juste pu lui glisser à l'oreille que plus elle écrivait, plus j'aimais ses romans, et c'était parfaitement sincère. Je n'avais pas encore lu Avant que tout se brise, qui vient de sortir aux éditions du Masque, et qui ne fait que confirmer, à la puissance 10, mon admiration pour cette auteure qui, avec chaque roman, affirme un peu plus son originalité et sa force singulières.

 Devon Knox est une jeune gymnaste prodige, la vedette de son club  Belstars. Toute petite déjà, même dans le ventre de sa mère, bébé Devon fait preuve de dons rares pour le sport, malgré un malheureux accident survenu lorsqu'elle a trois ans, qui lui laisse un pied abîmé. A quatre ans, la petite est déjà la VIP de sa salle de gym : sa mère la surnomme l'élastique humain, ses camarades l'idolâtrent. Ses parents, Katie et Eric, sacrifient tout pour leur gymnaste de fille, dépensent un argent fou pour son équipement, ses déplacements, ses frais de compétition. Et le jeune Drew, frère cadet de Devon, pendant ce temps-là, sorte de petit Harry Potter discret et fasciné par les sciences, se soumet de bonne grâce au rythme infernal des allers-retours maison - salle de gym, des week-ends consacrés aux compétitions, et il observe, avec une intelligence remarquable mais discrète, la transformation progressive de sa famille et de sa sœur.

Avec Megan Abbott, à droite, au festival America 2016

Car la progression de la carrière de la jeune Devon va exercer des influences spectaculaires sur son entourage. Spectaculaires, insidieuses, monstrueuses ? On hésite... Pour réussir, il ne suffit pas d'être une bonne gymnaste. Il faut aussi avoir des parents capables de s'intégrer au petit milieu des géniteurs d'athlètes, de participer à la vie du club, de renoncer à leurs propres priorités, de jeter un voile pudique sur les turpitudes dont se rend coupable l'entourage des jeunes sportives. Qu'ont à perdre Katie et Eric dans cette affaire ? Pas grand-chose apparemment, et c'est bien là le problème. Ces deux-là sont mariés, ont des soucis d'argent, mais visiblement la petite flamme n'est plus là... Aussi, quand ils se retrouvent confrontés au don de leur fille, cela va leur tenir lieu de projet commun... Pour un temps au moins. Au fil des épreuves, des victoires et des déceptions, le couple va devoir faire face à un milieu fermé, à des parents hystériques, prêts à tout, à la jalousie, voire à la haine. A un monde pour lequel, hors la gym, point de salut... Il faut s'intégrer, c'est impératif. A n'importe quel prix. Ryan, le beau mec qui sort avec la fille de la directrice du club, apprendra à ses dépens qu'il ne fait pas bon semer la zizanie, même à son corps défendant, au coeur de cet univers-là...
Si Megan Abbott a choisi la gymnastique et pas un autre sport, ce n'est bien sûr pas un hasard. Elle décrit très bien la tyrannie qu'exerce cette discipline sur le corps et le mental de celles qui s'y adonnent, qui n'ont pas le droit, le moment venu, d'avoir des formes et des poussées hormonales comme leurs petites camarades. La sélection naturelle, en la matière, n'est pas un vain mot. Souffrances physiques, contraintes omniprésentes, interdiction de "profiter de la vie" : pour être une championne, il faut devenir une sorte de monstre, durcir son corps au moment même où ce dernier est censé prendre de la chair et de la tendresse, faire abstraction, à tout prix, du monde extérieur et de ses tentations, et travailler, travailler encore et encore, au détriment de tout le reste. Quant à l'échec, il est comme une petite mort... Megan Abbott décrit avec une redoutable acuité un petit monde effrayant, analyse brillamment cette micro-société d'adultes qui investissent tout, y compris leurs propres rêves et leurs déceptions, dans les performances de leur progéniture, et finissent par n'avoir plus aucun recul sur leurs propres actions, jusqu'au bout, jusqu'au drame. Elle fait aussi, le portrait cruel et quasi chirurgical d'une jeune athlète, avec ses secrets les plus terribles, sa solitude redoutable. C'est avec une précision diabolique et une intelligence imparable qu'elle nous raconte cette histoire de prodige, cette histoire monstrueuse, glaçante. Et au final, on se mettrait presque à genoux, KO, vaincu, face à un tel talent !

Megan Abbott, Avant que tout se brise, traduit par Jean Esch, éditions du Masque

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